18 avril 2016
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Afin de répondre à la proposition 164 de Dômi pour les Croqueurs de mots : ouvrir cinq livres à la page cinq, utiliser la cinquième phrase de chacun et l’inclure dans texte de notre invention, voici mon choix de livres :
Délivrances, Toni Morrison, Christian Bourgeois éditeur : Vraiment pas
Effroyables jardins, Michel Quint, Folio : A chaque fois il posait sur ses genoux une mallette dont il caressait le cuir tout éraflé
Moderato Cantabile, Marguerite Duras, Les éditeurs de Minuit : La dame ne crut pas bon de relever tant d’orgueil
Plats minceur pour soirs de semaine, Solar : Cannellonis frais à la mousse de tomates basilic
Rien ne s’oppose à la nuit, Delphine de Vigan, Le livre de Poche : J’ai pensé que je ne devais rien oublier de son humour à froid, fantasmatique, et de sa singulière aptitude à la fantaisie.
Pour le récit, c’est parti…
A chaque fois il posait sur ses genoux une mallette dont il caressait le cuir tout éraflé. C’était un drôle de bonhomme. Le mardi après-midi, on pouvait l’apercevoir dans la salle d’attente. Il n’avait pas rendez-vous, tout le monde passait devant lui et lorsque le médecin appelait les patients, il avait un hochement de tête. Il saluait l’homme en blouse blanche qui l’observait, intrigué. Le temps défilait et lui dépliait un dépliant : « Comment gérer votre diabète », « Le cholestérol, ce mal sournois ». Il affichait une jolie brioche et un double menton qui pouvaient expliquer son intérêt pour ces lectures et justifier un motif de consultation. Mais il parcourait aussi les « Déclarer votre grossesse », « Je prends la pilule pour la première fois ». Il dévorait avec gourmandise Paris Match et Voici posés à plat sur une table basse. Un filet de salive faisait luire ses lèvres, comme lorsqu’il se goinfrait de Cannellonis frais à la mousse de tomate basilic. Vers dix-huit heures trente, juste après que l’avant dernier patient s’était levé à l’appel de son nom, il se déployait, se dirigeait vers l’entrée puis disparaissait dans les escaliers comme dans un trou de rocher. Et imaginait la surprise du médecin qui s’attendait à le trouver dans la salle et ne comprenait pas son manège. Vraiment pas.
Un soir il toisa une dame dont l’enfant courait dans la salle en hurlant « Je vais vous tuer, bandes de cochons ! » et brandissait un sabre en plastique. Il dévisagea le morveux, ses yeux jetèrent du fiel, sa bouche se tordit de mépris, il jeta : « A ton âge, j’étais moins stupide ! ». La dame ne crut pas bon de relever tant d’orgueil et déclara mollement : « Allons Boubou, tais-toi un peu, tu me casses les oreilles ». Mais en passant devant lui quand vint son tour, elle siffla : « Il y a de vieux hiboux qui ne devraient jamais sortir de leur grotte ! »
Le silence se fit au départ de Boubou et de sa mère. Il ne restait que lui, unique patient dans la salle. Il ne se décidait pas à partir car la pluie clapotait à la fenêtre. Le vent transformait les parapluies en soucoupes et les voitures crachaient sur les passants. Il ne se décidait pas à partir car on l’avait traité de…, ça le paralysait. Alors à un moment le docteur parut : « Monsieur, c’est votre tour ! ». Il avait l’air satisfait, rassuré.
Les yeux orange et ronds de l’homme fixaient le chambranle de la porte, il fronça les sourcils qui semblaient s’étirer jusqu’à ses oreilles, ébranla son grand corps massif. Il frotta son nez épais, crochu, attrapa sa sacoche qui s’ouvrit brutalement sur un grand châle en plumes jaunes et noires. Il s’en couvrit les épaules. Emit un borborygme de vieillard grincheux et en colère puis agrippa la blouse du carabin de ses doigts crochus : « Hou, il faut que vous me sortiez de là docteur, ça fait trop longtemps que ça me torture. Trop longtemps que j'hésite à vous parler. Ne réservez pas votre diagnostic. A votre avis, suis-je un Aigle ou un Grand-duc ? »
J’ai pensé que je ne devais rien oublier de son humour à froid, fantasmatique, et de sa singulière aptitude à la fantaisie.