Je n’avais d’elle qu’une photo de classe datant de 1976. Comment les années ont-elles passé sur son visage ? Comment me trouvera-t-elle ? Car je ne me leurre pas, chercher à la revoir c’est vouloir me rencontrer aussi. Je me demande si je saurai trouver les mots qui renferment trente années de vie. Si nous n’allons pas chacune dégoiser à tort et à travers. Nous aborderons bien sûr les thèmes les plus convenus : l’amour, l’art de vivre ou de ne pas vivre en couple, nos erreurs, nos doutes professionnels, la mort de nos proches. Et nos enfants surtout, ces prolongements de nous qui nous rendent folles, deux garçons pour elle, un garçon et une fille pour moi. Je crains le déballage, l’exposition, la vantardise de ma part plus que de la sienne. J’ai peur d’embellir, de m’écouter parler, de ne pas l’entendre.
Si je ne montrais rien, si je ne lisais rien en elle, à quoi servirait ce face à face ?
Elle est entrée à la pharmacie, prudente, hésitante. Je l’ai reconnue à ça, ce regard étrange sur les rayons, sur les comptoirs. Elle n’était pas une cliente. Autant avouer que je ne l’ai pas reconnue, qu’elle ne m’a pas reconnue. J’attendais une chinoise, évidemment. Mais j’attendais la fille de la photo avec ses longs cheveux noirs, ses joues rondes d’enfant et des lunettes lui dévorant le visage. Je savais le temps, les épreuves, mais je l’attendais malgré moi. Alors cette belle jeune femme au visage doux, à l’ovale plus marqué que dans mon souvenir m’a déroutée puis séduite. Elle a balayé les années d’un :
- Oh, c’est normal, il y a si longtemps !
Qui voulait dire : on est là aujourd’hui pour parler d’aujourd’hui. C’est la personne qui est là, maintenant, qui m’intéresse, pas la gamine du lycée.
Alors nous avons évacué la classe de première, nommé certaines de nos compagnes, rappelé nos virées au café pendant les perms avec Esther et Marie Laure. Dire que j’y retrouvais un étudiant, sosie de Nicolas Peyrac à l’époque, que nous flirtions de loin. Les images affluent, refluent et se perdent.
Pour notre véritable rendez-vous, j’avais choisi un restaurant proche des Buttes Chaumont à l’heure du déjeuner. Brouhaha et coups de fourchettes. Qui commence, qui raconte ? Elle s’est lancée rapidement, en toute sincérité. Pas de réserve, pas de non dits. Elle m’a décrit, analysé son parcours.
Elle était concentrée, cherchait les mots exacts, qui sauraient m’atteindre et susciter des réactions de ma part, de la surprise, de la tendresse. Elle était dans la séduction, avec ce visage très fin et lisse de madone asiatique, ses longs cheveux glissant dans le dos, ses mains voletant devant elle. Elle était dans l’enfance, affichait une moue boudeuse parfois, en évoquant ses doutes, en écoutant mes remarques. Dans ces moments je retrouvais l’adolescente de 1976. Et lorsqu’elle riait, de petites rides plissaient le coin de ses yeux. Elle était dans la pose, montrait des photos, ses enfants, ou elle, seule, par ses enfants, beaucoup de photos, j’en avais besoin, disait-elle, que mes enfants fassent des clichés de moi. Besoin de me plaire, de m'aimer. Et puis soudain, elle se dit qu’elle avait assez parlé, que c’était mon tour, qu’à force je ne mangerais rien de ce qu’il y avait dans mon assiette.
Et je me suis racontée, j’ai tombé les barrières, moi aussi. C’était comme si elle se mettait à mon service, comme si elle disparaissait. Elle s’enfonçait dans son siège, se faisait toute petite, relevant la tête vers moi, me fixant de ses yeux noirs perforants.
La salle se vida peu à peu. Il n’y eut bientôt plus que nous et nos confessions intimes. Nous et le fil de nos vies. Son portable se mit à sonner. Elle se redressa, fouilla son sac à sa recherche, prit un carnet, un stylo, nota un mot sur une page. Rangea le tout très vite. Retrouva le ton de la confidence, de l’introspection. Et parce que nous sommes des femmes, après avoir égratigné les hommes et les autres femmes, nous avons rebattu le seul sujet inépuisable : nos enfants. Le temps passait, les serveurs ont porté l’addition, demandé maintes fois si nous désirions autre chose, tourné autour de nous. Puis ils se sont lassés. Ils avaient compris que nous partirions quand nous l’aurions décidé, qu’il ne fallait pas nous chasser, qu’ils débarrasseraient plus tard.
Je l’ai accompagnée jusqu’au métro, poursuivant le dialogue. A mes côtés, serrant son manteau contre sa poitrine, elle me parut fragile, légère. Son pas décidé, son air déterminé démentaient cela, elle semblait dire : soldat, en avant ! Après une bise et la promesse de se revoir si nos vies s’y prêtent, je suis rentrée à pied. Je crois avoir compris le sens de tout ça, de ce tête à tête, souhaité par elle, par moi. Il s’agissait d’un pari, comme en font les enfants. De dire : « t’es cap ou t’es pas cap ? ». Se dévoiler sans retenue, sans trémolos. Dérouler l’écharpe, mettre son cou à nu. Et que ça fasse du bien. Quelle que soit l’opinion de l’autre, que son attitude permette qu’on livre un peu de soi, que ce soit réciproque. C’était réussi, il me semble, cette fois-là.