C’était un dimanche à midi. Nous savions que le service serait ralenti. Les serveurs avaient des consignes : on trotte à petits pas comme les ballerines du Bolchoï le samedi soir, et on traîne comme des limaces le dimanche. Alors nous pensions que le repas serait tranquille, que le patron prendrait son temps et que nos estomacs se dilateraient doucement.
On venait de nous servir les hors d’œuvre quand une voix résonna dans mon dos. Une voix aigue, surexcitée :
- Oui, ici, ce sera bien.
- Je vous sers un cocktail maison ?
- Ouiii, un cocktail maison !! Et apportez-moi la carte s’il vous plaît.
J’avais reconnu le timbre, le cri aigrelet et j’étais figée sur mon siège telle une statue de sel. Je me disais que de dos, un peu tassée derrière le haut dossier de mon siège, elle ne me reconnaîtrait pas. Et je serrais les fesses, coinçais le souffle dans ma gorge. Je tentais de respirer à petites bouffées mesurées, comme on le voit faire dans les BD, aux indiens fumant le calumet de la paix. Mais dans ce cas précis, il s’agissait du calumet de ma paix. Et je lançais un regard apeuré vers mon mari et mes enfants. Je leur intimais de se taire, de cesser de faire crisser leurs fourchettes. Qu’ils reposent leurs verres ! Il n’y avait plus d’eau fraîche ? Eh bien tant pis, on ne boirait pas. EVITONS DE NOUS FAIRE REMARQUER.
- Mme D., oh la vilaine, je vous ai reconnue, vous vous cachez hein !!
Ca y était, c’était foutu. J’aurais à me retourner, vers le chapeau fleuri qui ballottait sur le chef de Mme Hardy. A sourire et saluer, d’un signe discret de la tête.
J’avais eu un bonjour enjoué et même un coucou de la main. Ca n’avait pas suffit. Elle exigeait davantage. Elle demandait un public, de l’écoute, de l’attention et des applaudissements. Je nous imaginais tous les quatre, battant des mains à en abîmer nos paumes et hissant une banderole au nom de la vedette, jetant des confettis, hurlant le nom de l’idole. J’avais soupiré et répondu, par politesse :
- Bonjour Mme Hardy.
- Bonjour Mme D., le monde est petit hein ! C’est votre famille avec vous ?
Elle parlait fort, lentement, articulait comme une actrice de théâtre, ménageant ses effets, soignant sa diction. Et nous devenions les partenaires, les vis-à-vis.
Elle nous avait sortis du public s’inspirant des humoristes qui choisissent une tête de turc au premier rang et l’épinglent à longueur de spectacle.
- Je vous présente mon mari et mes enfants.
- Boujour monsieur, Bonjour toi, comment tu t’appelles ?
Elle se déplaçait avec une démarche de louve, inquiétante, prédatrice, massive :
- Et bien dîtes-moi Mme D., vous m’aviez caché que vous aviez une famille. Et ils sont beaux, oh la coquine ! Et vous monsieur, il est beau votre mari. Oh la coquine !
- Mais au travail vous savez, je n’ai pas vraiment l’occasion de vous parler de ma famille !
- Oui, c’est vrai vous avez raison, vous avez de la chance… Et oh, mademoiselle la serveuse, où êtes-vous ? Et ma commande ?
Elle avait regagné sa table affamée. Avait réclamé le patron et pour elle, rien que pour elle, il était apparu soudainement. Pour elle il faisait du zèle, il obéissait sans discuter et donnait des ordres et on s’activait, on s’activait. Pour la satisfaire et la faire taire, la contenter et la calmer, et accélérer le service, se débarrasser de sa présence encombrante avant que la clientèle ne fuie.
Il y eut un silence. Mme Hardy déjeunait. Je ne la voyais pas mais je devinais sa main alerte, sa mâchoire gloutonne, son œil rond. De temps en temps elle gloussait :
- Et le sel, où avez-vous mis le sel ?
- Je peux ravoir un peu de bouillon ?
- Vous direz au patron que c’est délicieux !
Nous commencions de respirer, de nous dire que la torture avait pris fin. Nous discutions agréablement entre nous. Nous oubliions Mme Hardy. Et nous sursautâmes :
- Quoi, je vous fais rire ! C’est pas parce vous avez une bague grosse comme un diamant que vous avez le droit de vous moquer de moi ! Vous êtes mal élevée, madame !
Ca lui avait pris comme ça. Parce qu’inévitablement on l’avait remarquée aux tables voisines, qu’on souriait, qu’on se moquait. Et elle n’était pas sotte Mme Hardy, elle n’était pas aveugle, elle avait juste une conception particulière de la société et de ses codes. Elle était sur la piste d’un grand cirque et elle en faisait le tour, avec son chapeau claque, ses chaussures trouées et son nez rouge. On devait rire et s’esclaffer, s’amuser de son show, non de sa personne.
- Oui madame, c’est à vous que je parle. Vous êtes une malpolie. Et vous avez un fils en plus. Quelle éducation !
Notre voisine risqua un regard apeuré dans notre direction. C’était un appel à l’aide, un au secours à peine voilé. D’autant que le patron s’était réfugié en cuisine. Mais nous nous sommes montrés lâches, rentrant les épaules, le nez dans nos assiettes, redoutant la colère de Folcoche. Et je gageais que ses yeux noirs envoyaient des scuds, ses mains courtes et grasses brassaient du vent. Ses pieds battaient une mesure amplifiée par la rage. Nos voisins n’eurent qu’une porte de sortie : payer l’addition, s’en aller, vite, vite.
Et l’air redevint respirable, Mme Hardy se détendit un peu. Le bruit de ses talons fit place à un hennissement de plaisir. Elle réclama la carte des desserts.
Plus tard, nous avons essayé de quitter les lieux discrètement car nous ne pouvions attendre qu’elle s’en aille avant nous. Nous étions obligé de passer devant elle, de la frôler pour gagner la sortie.
- Au revoir Mme Hardy !
Elle s’époumona :
- Au revoir ma poupée, à bientôt à la boutique. Nous avons un secret maintenant. Ce restaurant, c’est notre secret !
Elle se trémoussait sur son siège et la dernière vision que j’eus d’elle ce jour-là fut un panty blanc en transparence, sous un long jupon noir, tandis qu’elle étendait la jambe à notre passage.