Arsène est chauffeur livreur. Tous les matins, dès l'aube, il traverse Paris
avec son camion. C'est le moment de la journée qu'il préfère quand la ville dort encore un peu, que les rues sont vides et silencieuses. Il pourrait presque conduire les yeux fermés, juste bercé par le ronron du camion. Ses premières livraisons ont lieu dans le calme, les pharmacies sont encore fermées, il possède les clés et le code, il dépose ses caisses et à la suivante ! Il va vite, ne s'attarde pas, à dix heures, son café l'attend au bistrot du coin. Et plus vite il ira, moins d'encombrements il rencontrera l'Arsène. Peu à peu, les pharmacies ouvrent, alors Arsène gonfle le torse, roule un peu des mécaniques, il sait où trouver de jolies filles et leur raconter des blagues. Dessous la mèche brune, l'oeil frise. Arsène pérore, il a de grands gestes avec les mains, fait mine de boxer un adversaire invisible, histoire de détendre l'atmosphère. Il se pavane comme un gros chat avide de câlins et de compliments. Et souvent ça marche. Il y a quelque chose dans sa démarche, un peu cow boy, un peu dandy, dans son sourire large, franc, facile, dans son phrasé direct et joyeux. Les «Salut les filles, comment tu vas, à tout', ouais ben j'te dis à demain » suffisent à déclencher les rires, à susciter les poignées de mains des hommes, à taper dans l'oeil des plus récalcitrantes. C'est l'effet Arsène, de petits riens banals, répétés quotidiennement et qui égaient l'instant. Arsène sait faire plaisir, rendre service, que ce soit dans le cadre de son métier ou non, il se dévoue, il participe, il anticipe parfois. Il est de tous les événements, de tous les pots de l’amitié, dans toutes les officines. Je me demande si ce n’est pas son camion qui le ramène au dépôt certains jours, précis, fidèle, régulier.
Arsène fait du zen, il explique que c’est tout un art de se concentrer, de s’appliquer, de ressentir un réel bien être. Il prend un air inspiré, exécute un mouvement, derrière le comptoir afin que les clients ne voient pas. Mais c’est quand il a le temps, que le camion est presque vide, qu’il est de bonne humeur. Il est souvent de bonne humeur, s’il a un problème, un souci, si quelque chose le tracasse, Arsène ne le montre pas. Je ne sais pas si c’est de la pudeur. Je crois qu’il se dit que ça n’est pas nos oignons, tout simplement. Il préfère parler de ses soirées avec les copains, de ses concerts rock, de ses vacances à Miami, Biarritz ou Sète. Arsène a une sœur et des neveux, il en parle parfois, il évoque ses origines espagnoles. Et il repart, il fanfaronne, il fait semblant de vouloir embarquer l’une de nous dans son camion. Il a des choses à lui montrer. « Et ya la clim, je t’assure, l’été c’est super, tu ne veux vraiment pas. Ah la, la, c’que t’es sérieuse. Des filles comme toi, on n’en fait plus. Le moule, il est cassé. »
Il s’éloigne, avec son diable, les jambes arquées, le pas moins alerte qu’à son arrivée. Il est plié sur lui-même, comme si délesté de ses caisses il n’avait plus de tuteur. Comme s’il perdait de la consistance. Dans ses yeux un nuage s’installe, un rêve, une sorte de nostalgie.
Arsène a quarante deux ans. Cela fait bien quatorze ans que je le connais. Cela fait bien quatorze ans que je ne sais rien de sa vie. Je parle de l’autre vie, celle des amours. Il n’est pas marié, pas même fiancé ou casé. Il se contente de sourire et de nous envoyer promener sur des paroles énigmatiques, des « j’t’en pose moi des questions, et qui te dis que je pars seul, ah c’qu’elles sont curieuses ! ». Mais pourquoi cet oeil bleu délavé, ce haussement de sourcil, ce tremblement de la lèvre. On imagine une histoire torturée, un drame, de la souffrance. On se raconte n’importe quoi. Il y a ce mystère, ce phénomène, que peut bien cacher Arsène ?