J'ai repris un texte paru il y a quelques années dans la communauté "écriture ludique" avec des consignes d'écriture précises. Je trouvais qu'il se prêtait bien au casse-tête cette semaine chez Sherry: Portes et accessoires.
Il s'agit d'écrire à partir de l'image suivante avec la condition supplémentaire d'utiliser les 10 titres suivants, qui correspondent à des chansons de Michel Jonasz :
-
Que feriez-vous devant ces deux portes ?
Quelle histoire se trame derrière peut-être ?...
A vous de le narrer...comme bon vous semble !
A chaque saison qui passe - C'est ça le blues
- Changez tout
- De l'amour qui s'évapore
- En v'la du slow en v'la
- J'veux pas qu'tu t'en ailles
- 25 piges dont 5 au cachot
- La vie sans mort
- Le cabaret tzigane
- Y a rien qui dure toujours
Ils sont entrés et se sont assis l’un en face de l’autre tout contre la vitre. Ainsi ils peuvent faire semblant. Etre ensemble et s’échapper. Affronter ce tourbillon dans leur tête. Le rendez-vous de la dernière chance. Ils entendent toutes les conversations, les sonneries de portable, les exclamations des voisins. On parle de détresse, de coup de poing, de dépression. Tout pour parfaire l’ambiance. Il a envie de bâcler, se débarrasser, partir. Elle souhaiterait comprendre, recommencer, bâtir. Supplier : j’veux pas qu’tu t’en ailles ! Il y a des mots qui pourraient jaillir et qu’on ne veut pas prononcer. Des mots blessants de désamour, des mots criants, à toi pour toujours. Un rayon de soleil cogne au carreau et se blottit entre eux, ose une caresse sur leurs doigts gelés. Un pauvre signe de tendresse. Lui écarte la main, agacé. Elle retourne la sienne, paume ouverte et s’offre à la chaleur. Le garçon aimerait bien prendre la commande mais un mur impalpable le tient en respect. Un mur de rancoeurs, de mensonges, de trahisons. C’est de l’amour qui s’évapore, et paradoxalement peut-être, le seul moment où ils se sentent complices, elle et lui. C’est ça le blues. Ils ébauchent un sourire, un peu de l’un vers l’autre, un peu dans le vide. Ils s’amusent de l’embarras du serveur. Il est si jeune, que sait-il de l’amour ?
Une fille s’arrête devant eux, regarde le menu sur l’ardoise. Elle est belle, elle est rousse, elle est jeune. Est-ce qu’elle lui ressemble, la remplaçante. C’est quoi se faire plaquer pour une plus jeune quand on a trente ans. Et qu’il a trente ans. Il aime les gamines, celles de dix huit ans ? Ou alors il en veut une comme celle-là, vingt deux, vingt cinq piges dont cinq au cachot. Au cachot d’une vie sans lui, bien sûr, il est tellement merveilleux ! Dire qu’il y a tant de souvenirs à entasser dans un carton. Cold case, affaire classée.
La fille porte un blouson imitation peau de mouton, un jean trois quarts, qui s’arrête juste au-dessous du genou, et des chaussettes en dentelle, des petites ballerines de danseuse, style Repetto. Une femelette, un bout de femme, pour un homme pas tout à fait accompli, pour un fuyard. Elle n’arrive pas à se dire que c’est un connard.
Ils s’étaient connus au lycée, en face. Ces deux portes massives séparées par une colonne mais ouvrant sur une seule cour, bruyante. Deux sésames libérant leur flot d’élèves tapageurs et insouciants. Eux avaient appris à s’aimer quand l’amour se vivait sans projet, et qu’à chaque saison qui passe, ils s’étonnaient de durer. Aujourd’hui, lui vogue déjà vers d’autres horizons. Son portable sonne, il ne veut pas répondre devant elle. Il regarde la salle et les femmes aux autres tables. Elle ne veut pas tourner la tête, elle sait. Il y a de l’électricité dans son regard d’homme, de l’insistance, du feu. Elle a une boule au ventre, des mâchoires lui dévorent les intestins.
Il va hurler : changez tout, je veux la vie sans mort ! Sans toi. Elle n’aura pas la force d’entendre ça. Elle devine qu’il reviendra car il tente, c’est involontaire de l’apaiser. Une caresse sur sa joue, un geste en direction de sa cuisse. Cet effleurement lui donne la nausée. C’est comme si elle avait avalé un poisson entier, gluant, gigotant. Elle esquive. Elle va se lever et le laisser là avec sa mauvaise foi et son égoïsme. Quand le temps des regrets viendra, il tentera de l’inviter dans le cabaret tzigane où ils célébraient tous leurs anniversaires. Il sera trop tard.
Le serveur arrive, tout de noir vêtu, il est jeune, il sourit, il blague. Assurément, avec son cœur en clafoutis et ses yeux en marmelade elle lui plaît quand même. Alors elle se dit que tout n’est pas foutu, en v’la du slow en v’la. Si elle s’interdit de penser qu’y a rien qui dure toujours, peut-être qu’un autre saura.