Je l’ai retrouvé grâce à CPAV. Un site internet du style, ça peut aller pour vous. On y retrouve des copains qu’on a connus avant et quand on se compare on se dit que ça peut aller. Pour soi. Mais lui c’était mon instituteur du CM2. J’avais un très bon souvenir de lui et de l’ambiance qu’il établissait dans sa classe. Un peu comme on garde en bouche le goût des piroulis et des barbes à papa. Un mélange de nostalgie et d’insouciance. De respect et d’admiration.
Il a surgi de l’écran à l’instant où je consultais sa page. Il s’est assis à côté de moi sur le canapé et a refermé le portable que je tenais sur mes genoux. Il s’est mis à tourner dans la pièce et m’a tirée par le bras. M’a forcée à m’asseoir à la table et m’a tendu une feuille, un porte-plumes et un encrier. Dictée, problème et sciences naturelles, il a dit. Applique-toi, pas de pâté, et sèche bien l’encre avec ton buvard. Tu as une heure, je ne veux pas t’entendre. Alors je l’ai regardé, j’ai fixé ses cheveux blancs et ses rides. Il se tenait un peu voûté mais était encore alerte, bien campé sur ses jambes. Quand il a ouvert la bouche de nouveau pour m’intimer de tracer des traits droits et à la règle, j’ai fixé ses lèvres, ses cheveux sont redevenus noirs, fournis, les traits de son visage étaient lissés, et sa silhouette s’était mystérieusement redressée. Il m’a pincée l’oreille comme il le faisait quand un élève copiait sur son voisin. J’avais dix ans, trente huit années de ma vie étaient envolées. J’ai eu peur, j’ai cliqué sur le carré rouge en haut en droite de l’écran. Mr R. s’est évanoui comme le vizir de la lampe.
Ma deuxième consultation ne s’est pas passée exactement comme la première. J’ai regardé la photo de Mr R., celle d’aujourd’hui. Qu'il avait placée dans le cadre à gauche sur sa page. Il souriait, un livre à la main, il avait une boucle minuscule à l’oreille. Ca lui donnait un air papy cool à la Hugues Aufray. Je ne l’avais pas remarquée auparavant. Je n’arrivais pas à détacher le regard de cet anneau brillant. Et il est reparu dans mon salon, l’instit. Il m’a aidé à le connaître, à découvrir ses amis, ses passions d’aujourd’hui, ses rêves de voyages. Alors j’ai vu l’homme, le jeune, le vieux. Ils se confondaient, se recouvraient, réconciliés. Ils me souriaient.
Au départ, j’avais revêtu d’instinct le costume de l’enfant que j’étais, la gamine soumise au passé. Assise à côté d’un homme en paix avec lui-même, j'ai réalisé combien mon équilibre est fragile, précaire. Je suis retournée sur ma page d’accueil et à la rubrique : votre vie personnelle et familiale, j’ai inscrit : je ne souhaite pas répondre.
Cet exercice répondait à la consigne 35
A l'heure où internet prend de plus en plus de place dans notre vie, ce que l'on nommait avant le "virtuel" est devenu réalité tangible pour beaucoup, au point que l'on ne sait plus trop où est la frontière.
Et si dans le cadre de ce nouvel exercice, vous mettiez en vedette au travers d'un texte de fiction (mais ce n'est pas une obligation que ce soit totalement fiction) cette frontière ténue ? Placez votre / vos personnage(s) un pied de chaque côté, forcez le(s) à s'interroger et à choisir une définition, et donc une façon d'agir... qui n'a pas besoin d'être "La Bonne Solution", ni même d'être logique.
N'hésitez pas à pousser le délire, le suspense, les rebondissements, autant que vous le voudrez. Cet exercice n'est après tout que du virtuel... quoi que…