Quand j'avais trois ans, j'ai dit: « Quand je serai grande, je serai un vampire. » A dix huit ans, j’ai tenu ma promesse. Lui en avait dix neuf, il s’appelait Gilles. Nous nous étions connus en juillet 197… , au cours d’un job d’été. C’était un grand blond bouclé, gringalet, dégingandé. Une saucisse. On nous avait cantonnés au classement des archives. Tous les deux, accroupis dans des allées étroites, avalant de la poussière, supportant le silence et l’ennui. Le soir, nous retrouvions les autres, étudiants comme nous au café, plus loin dans la rue. Il y avait des pauses, des sourires complices, des airs de connivence, on soupçonnait une histoire entre nous. Ca avait le don de m’énerver ces commérages, d’autant que lui jouait les être fuyants, solitaires, en proie aux questionnements. Il meublait le vide de nos journées en décrivant ses promenades dans la forêt avec sa copine, leurs pas feutrés, le chant des oiseaux, la percée du soleil à travers les feuillages et le silence entre eux. Ils se comprenaient, se devinaient, se complétaient, c’était émouvant ce déballage. Moi je gobais, telle une mouche affamée, j’étais sous le charme d’un amour fusionnel. Et sous le sien évidemment.
Je ne sais pas à quel moment exactement, il y eut ce déclic, ce retournement. Peut-être quand je me suis inventée un copain du genre beau gosse inaccessible. Et puis dans cette atmosphère capitonnée, intemporelle, je me sentais pousser de longues dents et l’envie de mordre montait, montait…. Alors Gilles se tut. Il me dévisageait, l’air soupçonneux, elle raconte quoi au juste, c’est un truc pour m’avoir ou pour m’éloigner, me faire réagir ? Il essayait de titiller ma jalousie, des astuces du genre, ce soir je pars plus tôt, elle m’attend ou alors, à midi, je ne mange pas avec vous, elle m’attend. Pourtant nos mains se frôlaient dans les cartons et nous nous débarrassions mutuellement des toiles d’araignées qui accrochaient nos cheveux. C’était intense !
Un jour, il joua son va tout. Il faisait très chaud, trop à son goût, se pâmer en évoquant sa copine ne l’amusait plus et mes déclinaisons amoureuses l’agaçaient. D’un geste autant subtil que sublime, il ôta son tee shirt et continua de travailler comme si de rien n’était, torse nu. Gringalet, j’ai dit mais le muscle nerveux. Il n’y avait que nous, ça ne dérangeait pas. Je me suis approchée et au lieu de mordre, j’ai posé la main sur son épaule et j’ai dit :
- Ben alors Gilles, t’as froid ?
Il a sursauté et s’est brusquement raidi.
- Ne me touche pas !
Je me suis détournée, moqueuse. Redoutait-il que j’enfonce mes doigts crochus dans sa peau tendre ? Il a continué de travailler, je sentais qu’il mourrait d’envie de remettre son tee shirt mais il n’osait pas. Les jours suivants et jusqu’à la fin du mois il se montra boudeur, taciturne. Ses regards devenaient pesants. Nous avions échangé nos adresses, lui, moi et d’autres. A la fin de l’été je reçus une carte postale de Grèce, il voulait me revoir bientôt. Je n’ai jamais répondu. J’aurais dû, peut-être. La part de moi qui est devenue sorcière vous salue.
Ce texte répond à la consigne 22-début & fin : "Rêve irréel-alizée" (Françoise)
Voici un type d'exercice connu, mais amélioré dans le cas présent. Jugez plutôt. |