Devant le 4 rue Chauveau Lagarde, je n’éprouve pas grand-chose, je n’ai pas la sensation de mettre mes pas dans ceux de ma mère. Est-ce dû au luxe trop présent, aux façades rose bonbon de Fauchon, aux rideaux rouges de chez Hédiard, au site prestigieux de l’église de la Madeleine. Ces hommes en costume, ces femmes en tailleur, le ballet circulaire des voitures et les grands magasins à deux pas, me donnent le tournis. Alors ma ferveur retombe devant l’entrée du 4.
La porte repeinte en vert foncé est ouvragée et représente des paons qui se font face. Le couloir menant à la cour est couvert de décorations en plâtre.
La cour carrée est pavée, proprette. On a accroché des géraniums aux fenêtres. Tout là-haut, ce sont les chambres de bonne, ma mère occupait l’une d’elles. Je ne m’attarde pas, la gardienne armée d’un balai me demande si je cherche quelqu’un. Je réponds que j’effectue un pèlerinage, que ma mère a habité là entre 56 et 58. Elle hausse les épaules, sourit et me laisse à ma rêverie.
Avant de sortir, je jette un coup d’œil à l’escalier que maman grimpait chaque jour jusqu’au sixième, essoufflée. Dans la rue, j’aperçois un panneau : Maison Henriette fondée en 1848. Ca me perturbe de voir ce que les yeux de ma mère ont vu, exactement.
Je m’installe dans un café, cent mètres plus loin. Le garçon dédaigneux qui me sert, se demande ce que je peux faire attablée et lisant de vieilles lettres. J’écoute la conversation de deux hommes portant Rolex et écharpe en cachemire. Ce sont des directeurs d’hôtel évoquant les exigences de leur clientèle. Des nantis qui réclament des chambres face à l’église. Je suis au chaud, un peu ankylosée et ces gens sont futiles. Il est doux et facile de plonger dans tes lettres comme s’il me fallait ce décalage, ce décrochage entre hier et aujourd’hui, entre mon monde et celui-là pour m’extraire de ma peau et entrer dans la tienne : tu avais trente- cinq ans en 1957. Dans mes yeux, il y a ce brouillard humide. Et je détiens un trésor entre les mains, le témoignage d’une époque, les bases de ta relation avec mon père, la naissance de votre amour. J’en ai pour un moment, je crois.