Piscine Oberkampf à Paris, image prise sur le net
C’est l’été et à Paris, on va à la piscine. Il faudrait pédaler un peu vite, un peu loin pour trouver la mer. Les enfants se contentent d’éclaboussures, je patauge, tu plonges, tu me prêtes ta planche, je te passe mes lunettes. On nage sous les gens, on leur rentre dedans. On fatigue, on a envie de faire pipi, on a faim, on rentre fourbu.
Pour nous, c’est plus monotone. Longueurs sculptant le corps, notre corps svelte et musclé. Mais si, mais si... Pauses, et force moulinets de jambe, avec les coudes sur les rebords. Séances bronzette et lecture si la piscine, découverte, possède un coin de gazon. Ou alors observation zélée d’autres nageurs en apparence, décrochage de cerveau en réalité. Parfois, dans ces périodes d’absence, je pense à Aurélien, celui d’Aragon. Le type qui nage dans la piscine Oberkampf à Paris, XIème. Aurélien le bourgeois, se frotte au peuple. S’ébroue joyeusement. Se remémore Bérénice son amour impossible. Ronde éternelle de l’eau, de l’amour et de la mort. Dans le livre, l’eau est le véritable symbole, le décor reste anecdotique. Il est le héros de mon article.
Je connais bien cette petite piscine en forme de L. Mes enfants y ont appris à nager. Je me dis chaque fois, qu’elle n’a pratiquement pas changé depuis 1922, date à laquelle se déroule la première partie de l’histoire d’Aurélien.
« Si petit que fût l’espace, Aurélien préférait encore celles-ci (les piscines de l’est parisien) aux cuvettes pour gens chics qui lui étaient toujours suspectes pour la propreté… L’étroit balcon entouré de cabines de bois peint rouille ruisselait d’hommes qui s’ils venaient ici le faisaient par goût de la nage et du bain…C’était un boyau d’eau verte, assez propre, bien éclairé, faisant sur le côté un coude avec une branche latérale pour le petit bain, où allaient les enfants et les gens qui ne savent pas nager. L’eau était légèrement chauffée et cela faisait un peu de buée en l’air ».
Bien sûr, elle a été refaite au goût du jour, peinture fraîche et céramique clinquante. Il ne lui manque que les ferronneries pour paraître aussi racée que la Piscine Musée de Roubaix. Les cabines en hauteur, surplombant le bassin, ont gardé ce petit air vieillot. On parle de style paquebot avec des coursives pour arriver aux cabines. Des hommes comme ceux qui étrennaient leur « maillot rayé emprunté à la caisse, leur cache sexe ou leur petit caleçon blanc » et « éclaboussaient l’air » s’y rendent aujourd’hui. Des femmes aussi, qui ne se baignaient pas avec les hommes à l’époque, semble-t-il.
La piscine. Musée de Roubaix.
Il existe peu d’endroits, de sites à l’intérieur desquels, l’activité demeure inchangée par le temps et l’histoire. Nombreux sont les musées, les administrations, les ministères, les châteaux qui nous tiennent à distance. Un recul souvent matérialisée par un cordon qui sépare, qui éloigne. On peut imaginer les personnages, les gens célèbres, on ne se promène pas au milieu d’eux. C’est une petite frustration, une injustice.
Quand je me rends à la piscine Oberkampf, c’est comme si j’avais obtenu l’autorisation de m’asseoir dans un fauteuil à Versailles et d’y laisser mes empreintes. Je nage avec Riquet, l’ouvrier, et son « copain » Aurélien, le bourgeois. Il n’y a là aucune idée coquine, mesdames… je vous entends !
Je termine avec les mots d’Aragon qui évoque l’effondrement des barrières sociales : « Il (Aurélien) avait éprouvé …ce plaisir, ce contentement qu’il retrouvait à cette heure : d’être, sans que personne ne s’en aperçût, introduit là où il n’avait pas le droit de se trouver, de ne pas se distinguer de ces gens d’habitude lointains, mystérieux, interdits… Il sentait ce qu’à rebours on imagine qu’un homme du peuple pourrait ressentir, brusquement transporté dans une société choisie, élégante, riche, éblouissante… »
La piscine m’envoûte, parce qu’elle résiste au temps. Je ne m’étais pas rendue compte que l’eau et la nudité gommant toutes les barrières, l’illusion de la rencontre entre deux époques s’en trouve renforcée.