« Tous fichés », une belle exposition au musée des archives de Paris. Cela commence par les premières classifications de Bertillon vers 1860, anthropométrie et caractères physiques. On s’installe pour de longues heures de pose devant d’énormes appareils en accordéon dans les ateliers de Nadar ou Disdéri. Photos de famille et albums, photos plus ou moins réglementaires de repris de justice, français, étrangers, bagnards, membres de la bande à Bonnot, fille de joies et tenancières, opiomanes. Ecrivains recherchés sous le second empire tel Zola. Des visages blafards, peu souriants, des costumes d’époque, des coiffures négligées, peu apprêtées, des moustaches, des barbes, des lorgnons, des teints pâles. Quelques remarques sur les cils et sourcils, le rapprochement des yeux, le front, le menton.
Mettre des visages sur des noms, observer toutes ces personnes connues ou non, les rend familiers. Presque palpables, certains semblent contemporains tant l’attitude ou l’expression du visage, la coiffure, ont l’air actuels. Comme Alice, on plonge dans des mondes pas toujours merveilleux, bien sûr, mais on déchiffre des codes. On approche un quotidien pas si lointain que ça.
Ainsi à l’étage on aperçoit des fiches dans des commodes à tiroirs multiples. On imagine le poste le police, les bureaux du chemin de fer, les casernes de l’armée, les archives des lycées. Car ces militaires, employés des chemins de fer, instituteurs, professeurs des années 20 et 30, écrasent leurs profils et leurs moustaches, apposent des baisers glacés sur d’immenses vitrines. Cela donne le vertige. Des élèves dans des costumes d’un autre temps et leurs carnets de notes qui auraient pu être les nôtres. Réellement troublant. Des demandes de famille, de nomades ou ambulants, avec photos de groupe, pour quitter et traverser un pays, des visas pour des domestiques, on se représente des bateaux en partance, des trains, des gens qui voyagent. Ca grouille sous les vitres, on a le sentiment d’écouter le journal télévisé la veille des grands départs.
Des juifs sous Vichy, des résistants, des prisonniers dans les camps, des formulaires de recherches de déportés disparus, des nazis, Hitler avant la célébrité, les panneaux consacrés à la guerre 40. Ces vitrines sont autant de griffes sur nos poitrines. Chaque remarque, chaque juif écrit en grosses lettres, chaque à surveiller, dangereux, est une lacération sur nos propres visages.
Des artistes, Picasso, Pabst, Cocteau ce pédéraste notoire. Fichés aussi bien sûr. Comme les autres. Il n’est pas question de génie, ici, mais d’individus à ranger dans des cases.
Dans le fond de la salle derrière l’un des tous premiers photomatons, des photos d’algériens, marocains, tunisiens durant les années cinquante. Il y a là aussi des notes et des remarques, « imprévisible, dangereux, chef de bande ». Derrière tout cela, on devine qu’il s’agit de mater, de brider, pour les uns, autant que de conquérir liberté et indépendance à tout prix, pour les autres.
Ce « Tous fichés » dérange dans la mesure où, bien que répertoriés, nous nous croyons anonymes et noyés dans une foule indistincte et indifférente. Ce « Tous fichés » rassure car nous avons été, sommes et seront quelque part et pour toujours dans des archives. Nous laissons tous une trace. Et nous n'avons pas attendu internet pour ça.