Le casse-tête cette semaine chez Sherry est : chemin.
Ils sont de deux sortes : j’avance sur les uns et emprunte les autres. Les premiers sont censés mener vers une destination bien précise. On y marche en mesurant ses pas, on détermine le temps que dure un parcours. En général, je regarde devant moi sans voir personne. Ou je fonce tête baissée. Mon champ de vision est fait de blocs, de vitres, de monuments, de statues. Mais tout cela reste flou. Ces chemins sont en ville le plus souvent, les arbres poussent cadenassés dans leur petit carré de verdure. Dans ma ville de banlieue, ils ont les pieds dans l’avoine comme des citadins ayant troqué leurs mocassins pour des sabots. Et pour se donner des airs ma ville fleurie a aussi ses jardins amateurs, tâches rouges et violettes posées au milieu des immeubles comme les portraits d’Andy Warhol colorisés sur fond noir. Je les longe rapidement sur le chemin. Happée par mes préoccupations, je les oublie. Je tourne dans mes pensées et dans les bruits de l’agglomération, comme un hamster dans sa roue. Parfois cependant, je m’attarde, rattrapée par le monde alentour. Ainsi, ce petit bonhomme au ras du trottoir, qui porte fièrement un stetson sur la tête, comme un grand, et pour lequel cheminer s’apprend en donnant la main. Je m’arrête un instant, et lui adresse un sourire.
Ah, cheminer à Paris sous la pluie!
Les seconds se repèrent avec soin, et le temps qu’on leur consacre, en ville ou à la campagne, est variable. Ils se dégustent comme les glaces et les tartes aux fruits que Kérouac avalait sur la route. Nourriture et gourmandise à la fois. Mieux encore, alors qu’on avance sur le chemin en solo, on l’emprunte comme on assiste à un concert dont l’environnement est le chef d’orchestre. On donne un nom aux arbres, aux plantes, aux monuments, aux statues, comme on distingue précisément les instruments, lors d’un concert. On pose les pieds sur le bitume ou dans un sentier herbeux, on marche allegro ou fortissimo. Le chant des oiseaux, les odeurs de sève ou de foin, les parfums des fleurs, l’arrondi d’un bassin de pierre ou le jet d’une fontaine, créent une harmonie parfaite. L’onde se propageant sur un lac dans le sillage des canards, la pluie tambourinant au sol, la lune pianotant sur la cime des pins, se répondent. Tout éveille les sens au bord d’un chemin que l’on emprunte. Quand cela m’arrive, je me laisse submerger par la musique, prête à applaudir au signal du chef.
Dans la vie il arrive que les chemins choisis et empruntés se révèlent décevants, que les autres, obligés, enrichissent, épanouissent. C'est ce qui rend l'existence cruelle et passionnante à la fois.
Tableau d'Edouard Vuillard, je l'ai choisi car son travail influançait la musique de Claude Debussy.