Défi 105 chez Brûno, divagation à partir d'un tableau de Balthus:
Je peux recommencer à travailler mes cours, ouf ça y est. Elle a compris. Jusqu’ici, je m’agenouillais et m’accoudais à cette chaise, je fermais les yeux en priant le Seigneur qu’elle réagisse et sorte de sa torpeur. Elle se postait devant la fenêtre et regardait courir la route comme on regarde passer les trains, en spectatrice de sa propre vie. Les bras raides le long du corps, le souffle court, immobile, elle écoutait le temps filant dans ses veines. Elle tressaillait parfois, quand les souvenirs devenaient chagrins et la submergeaient. Et se reprenait bien vite, devinait que je m’agitais dans son dos, l’onde de sa détresse avait dépassé la mienne, en se propageant. Dans la maison vide, nos souffles s’entrechoquaient. Ces deux chaises et la table exceptées, nul mobilier ou bibelot, nulle étoffe n’atténuait la douleur. Elle nous emportait toutes deux au cœur de la tempête dans ce néant qui arrache et soulève les cœurs. Elle persifflait, elle scandait : il est parti. L’homme qui vous tenait debout, et faisait la vie douce et bonne. Vous avez perdu, elle, un amant et toi, ton père.
Aujourd’hui elle a sorti l’escabeau, et tiré le rideau d’un geste nerveux. Elle regarde la route comme le ferait un pilote de course avant de sauter dans son bolide : avec gourmandise ; elle a un foulard dans les cheveux en guise de casque. Elle soupire. Un râle long, puissant se muant en un rugissement provenant des entrailles. Une délivrance, je le perçois ainsi. Elle me tourne le dos mais sa nuque n’est pas raide et son bras accroché à la toile ne tremble pas. Les murs, on va s’attaquer aux murs, c’est ce qu’elle a dit. Du blanc partout, plutôt que ce jaune moutarde. On va racheter des meubles, une ligne fluide, moderne, des couleurs claires.
Je peux recommencer de vivre mes folies d’adolescente, de m’offrir de l’insouciance pour un temps. Maman va mieux, ses yeux pétillent et les miens aussi. Papa n’est plus, il est en nous, il rayonne, pour toujours.
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