Afin de commenter la photo-sujet de la quinzaine chez Miletune
Sachez que nous sommes fiers de notre allure de chevaux musclés et harnachés tirant carriole et battant la campagne. Car nos ancêtres nous ont raconté de bien tristes choses….
Ainsi en ce siècle où l’amour était l’unique affaire d’une vie, il s’en passait de belles à Rouen. Il s’appelait Léon, elle Emma, c'est ce qu'on nous a raconté. A moins qu'il ne s'agisse du prénom des personnes qu'ils transportaient. Et ils connurent l'aventure de leur vie. Cette fois-là, leur fiacre avait les stores tendus comme un corbillard et menait une course folle à travers la ville. Dès que Léon faiblissait ou qu’Emma renâclait, le cocher recevait l’ordre de partir derechef. Car les gens de la bonne société qui se trouvaient à l’intérieur refusaient de stopper ou de descendre comme si le rythme et la cadence agrémentaient leur parcours aveugle.
Depuis la rue des Quatre vents, la place des Arts, le Pont-Neuf de la rive droite de la Seine, passant le carrefour Lafayette, le jardin des Plantes sur la rive gauche, et l’ile Lacroix en retraversant le fleuve, puis sur les quais et vers le centre-ville, la voiture zigzaguait sur toutes les places, dans toutes les rues, devant tous les édifices.
De treize à dix-huit heures, Emma, Léon et leurs curieux passagers parcoururent la ville sous les yeux des bourgeois ébahis. D’ordinaire les trajets étaient des promenades qui attiraient le regard des voyageurs, il était conseillé de s’ébrouer mollement, de maintenir de petites foulées tranquilles. Nos ancêtres cautionnaient des badinages, de douces paroles, des rêveries, des baisers chastes. Leur sort de chevaux de fiacre, mélancoliques, abattus, gaspillant leur énergie dans des ballades mièvres les frustrait. Ils ne révoltaient pas mais ne se résignaient pas non plus.
Mais voilà, Léon et Emma étaient perplexes, leur fiacre était minable, autant que les amours qu’ils trimballaient crinière au vent, des rendez-vous d’un quart d’heure qui en duraient cinq. Peu importait, ils s’en donnaient à cœur joie, étirant nerveusement leurs longues jambes de chevaux bien nourris. Ils oubliaient les rênes de l’attelage et les œillères dont on les avait affublés ; ce qui était une bonne chose en fin de compte. Pas la peine de constater l’effroi des bonnes gens alentour. Ils entendaient des soupirs, des halètements portés par le vent, qui les revigoraient. Ne se demandaient pas quelle en était l’origine. Ils soupçonnaient un élan, une quête, des illusions, de l’ennui. Un désespoir qui servait leur grand besoin d’exercice.
Ils ont rapporté cela au fil des siècles, et nous savons qu’au détour d’une course ivre, sauvage et libre dans notre campagne se profile le circuit désenchanté et fougueux tout à la fois, d’Emma et Léon.