Selon la consigne 2, proposée par ABC sur son blog.
2) Extrait du livre "Chronique de la dérive douce" de Dany Laferrière :
"Chaque fois que
Je tiens un livre
dans ma main
je me sens rassuré
sachant
Qu'à tout moment
Je peux m'asseoir
Sur un banc et
l'ouvrir"
Laissez-vous imprégner par cette phrase et écrivez ce qu'elle vous inspire...
Chaque fois que je tiens un livre dans ma main, je me sens rassuré. D’habitude, ça marche. Un livre c’est comme de la peau qu’on touche, c’est chaud vivant. C’est l’interlocuteur, l’autre avec des pages de vie déroulées, que j’apprends à connaître. Il devient compagnon, je me permets de le bousculer, d’écorner ou de plier des pages. Ou alors je le respecte, il est beau, précieux, sacré. Il fait corps avec moi, toujours, le temps de la lecture. Il parle mon langage et je me sens conforté dans mes idées. Ou il me secoue, m’invite à la tolérance, à l’échange, au refus parfois.
Mais depuis que je fais la lecture à cette femme, assis au pied de son lit, le livre me semble bien inutile. Je ne comprends plus ce que mes lèvres prononcent, tant mes yeux se fixent malgré eux sur les siennes, entrouvertes. Je ne sais pas si elle écoute, si elle entend, si ça lui fait du bien, ce débit lent et monotone. Je suis payé pour qu’elle perçoive du bruit. Je n’ai pas reçu de directives. On m’a dit, lisez n’importe quoi. La bibliothèque n’est pas celle de Quichottine, éclectique, variée. Mais j’ai choisi Saint Exupéry, Vol de nuit. J’ai pensé que cette femme aimerait voler, dans sa tête. J’ai pensé que même une phrase comme « des nuages lourds éteignaient les étoiles », illuminerait la nuit dans laquelle elle se tient.
Elle a une respiration hachée qui s’emballe dès que je baisse la voix et reprend un rythme régulier quand je recommence à lire. C’est comme un petit orchestre dont je serais le chef et elle l’instrument de musique. Et dont la partition se déroule au travers des mots. Je m’aperçois avec le temps, que nous deux ça fonctionne. Nous sommes une entreprise, nous créons des mélodies sur des phrases. Quelque chose flotte dans l’air qui rend les rideaux moins poussiéreux, et laisse entrer le soleil. Au fil des jours, nos sourires se rencontrent posés sur des mots, bien qu’elle ait les yeux fermés. Ses joues rosissent, ses mains tremblent un peu sur le drap. Je sais qu’elle savoure l’heure que je passe auprès d’elle. Elle réalise qu’elle n’est pas l’unique bénéficiaire de ces tête-à-tête. J’ai de la chance, je peux à présent m’asseoir sur un banc, seul, ouvrir ce livre à tout moment, et entendre notre musique.