Il n’est pas toujours facile de trouver les mots derrière le comptoir. Le premier contact se fait au travers de l’ordonnance qu’on nous tend en silence. Lorsqu’un client ou une cliente qui ne venait que pour une boite de Doliprane ou de vitamine C jusque-là, déplie une grande page blanche estampillée Hôpital Gustave Roussy, Villejuif, ou Centre des maladies du sein, Hôpital Saint Louis, l’instant devient grave. Sa main tremble un peu et le teint vire au jaune pâle. Le sien, le nôtre. Les mots échangés sont : pour demain, ça va ? Il faut que je commande. Le malade répond: oui, le protocole commence lundi prochain. Puis il pose une question technique : le mélange pour mon bain de bouche, je le fais dans une bouteille en plastique ? Je la place au réfrigérateur ? Et nous rassurons le plus calmement possible et d’un ton neutre : oui bien sûr !
Les yeux se cherchent ou s’évitent, cela dépend de la confiance, de la peur, de la timidité, de la foule autour. Cela dépend de la fatigue, des enfants, du moral. Du temps aussi, un rayon de soleil, une pluie de grêlons, la neige au dehors. Tout a son importance. La maladie doit être acceptée et combattue, intégrée et chassée. Et tout ce qui contribue à alléger le poids qu’un malade traîne en permanence, est un petit bonheur qu’il serre contre lui.
Je l’ai servie ce matin, elle avait ce teint de cire et un bonnet noir posé par-dessus. J’ai pris le temps de l’interroger, ce à quoi je me risque rarement. La fréquence des chimios, la violence des nausées, la grand lassitude, les frissons… Elle m’a dit, j’avance, j’ai pas le choix. On verra après. Elle m’a souri, j’ai secoué la tête en silence comme pour dire : vous manifestez un courage qui me dope. Et ça lui a fait du bien, cette petite admiration muette dans mes yeux. Elle m’a posé la question qui n’osait pas franchir ses lèvres : J’ai besoin de comprimés pour la repousse des cheveux, que me conseillez-vous ? On aurait dit qu’elle ne voulait pas paraître coquette ou futile. Que mes questions l’avaient enhardie. Qu’elle me demandait : à votre avis, j’ai encore le droit d’être belle ?
En partant, elle m’a remercié de l’avoir écoutée, de lui avoir consacré un peu de mon temps. Et ça a éclairé mon après-midi.