Là c'est moi, cachée par une blondinette, excuse-moi, j'ai oublié ton nom. Marie Francoise est devant nous en pull vert.
Elle s’appelait Marie Françoise. Elle avait treize ans et moi quatorze. Nous nous étions rencontrées dans l’avion qui nous menait en Angleterre. Voyage linguistique de trois semaines, en 1973 : Felixstowe near Ipswich. Les mois de Juillet 73 et 74 sont gravés dans ma mémoire comme des bulles, légers, pétillants. Nous avions copiné de suite. C’était une petite brune à lunettes et à cheveux longs, frêle, pâle. Sa mère était polonaise, moi j’étais d’origine antillaise. Il y avait entre nous ce côté pas tout à fait d’ici et pas vraiment d’ailleurs. Deux gamines qui ne vivaient réellement qu’à Paris. Ou dans les environs. Elle habitait Plaisir dans les Yvelines.
Après l’avion, il y avait eu le car roulant le soir dans la campagne anglaise. Des arbres et des buissons, toute cette verdure à perte de vue. Et les sandwichs partagés. La semi liberté des premières vacances sans les parents. Une sorte de griserie, le sentiment de pouvoir faire ou dire des bêtises. Et en nous la force des timides. Deux gamines effacées, discrètes, taiseuses vis-à-vis des autres, mais déterminées. Du genre qui veut creuser son chemin dans la vie, qui envisage le bac et les études supérieures avant tout. Qui s’intéresse aux garçons, un peu, pas trop. Pas maintenant. Nous préférions ceux des feuilletons à la télé. Il y avait eu Mehdi dans le « Jeune Fabre » l’année d’avant. Ces fois-là, il y avait Marc di Napoli qui était Doniphan, dans « Deux ans de vacances », d’après Jules Vernes. Il nous faisait craquer avec ses cheveux longs et son costume d’étudiant anglais parcourant les mers. Nous évoquions aussi Delpech et sa Marianne, Fugain et son oiseau. Et Joan Baez que sa mère adorait et qu’elle m’avait fait découvrir. Et dont je suis fan, depuis.
Nous étions jolies, nous vivions d’air pur et d’eau fraîche, et nous ne le savions pas. C’était l’insouciance, c’était l’innocence.
Il y avait les cours le matin, avec un groupe de jeunes autrichiens de notre âge. Moi j’avais flashé de loin, sur Dany un petit blond que toutes les filles s’arrachaient. Marie m’observait, narquoise. Elle se moquait gentiment car il se fichait pas mal de moi. Jusqu’à ce que je trouve son copain plus intéressant. Moins mignon mais plus attachant. Alors là, Dany ça l’a énervé. Orgueil Mâle ! Mais j’étais passée à autre chose. Les garçons ce serait pour après, j’avais dit.
Il y avait les balades entres copines à travers blé, les baignades sur la plage de Félixstowe, les kermesses de village comme dans Barnaby. Sans crime horrible, toutefois. Ma famille d’accueil s’appelait Smith. Betty et John Smith. Comme quoi, des Jean Martin, il y en a un paquet, outre Manche. Il était agriculteur et elle coiffeuse à domicile. Leur petite fille Julie avait dix mois et j’étais une piètre Baby sitter, les rares fois où on me le demandait. Je regardais ce bout de viande vagissant sur son biberon avec consternation.
Quand je restais dans la famille le week end, je m’ennuyais de Marie. Ma chambre était violette, des fleurs à profusion, depuis les rideaux jusqu’à l’édredon, en passant par le tour de la coiffeuse. Les Smith étaient adorables, ils promenaient partout la petite frenchie from Paris. A Ipswich sur le port, chez leurs cousins pour les repas de famille, au cinéma. John m’avait emmené voir « La prisonnière du désert ». Je l’avais découvert en anglais dans le texte avec plaisir. Après l’avoir vu à la télé sur la troisième chaîne, dans le cadre du ciné club. En sortant de là, j’avais dégusté mes premiers « fish and chips » dans du papier journal. J’avais les doigts gras et poisseux, je m’étais régalée.
Là je suis devant la maison et la voiture de John. Sexy non!
Rien ne remplaçait les fous rires avec Marie, les balades à vélo. Nous avons vécu deux grandes aventures ensemble. Un après midi, alors que nous avions quartier libre à Londres, nous nous étions perdues dans le métro. Au bout d’une heure de panique, nous avions étudié la carte calmement. Et regagné le car, penaudes, sous l’air courroucé des animateurs qui avaient alerté Scotland Yard.
L’année d’après, alors que nous visitions la Tour de Londres, il y avait eu un attentat. Nous avions été évacués sans ménagement. Nos appareils photos furent confisqués et nos pellicules développées à l’œil. C’était plutôt sympa et palpitant !
Au retour en France, nous nous écrivions. Des lettres avec des fleurs et des petits cœurs. De la prose de gamines. Marie Françoise m’invitait souvent à venir passer le week end chez elle, dans sa grande maison. Et je refusais, parce que j’étais timide. Que j’habitais « un petit deux pièces » avec mon frère et ma mère. Que je ne pourrais pas lui rendre la pareille. Alors elle s’était lassée. Et j’ai perdu Marie Françoise. L’année suivante elle s’était rendue en Angleterre. Félixstowe near Ipswich. Sans moi. J’avais changé de tranche d’âge. A plus de quinze ans, je ne pouvais pas l’accompagner. Et en juillet, je travaillais à la Sécurité Sociale, pour me faire de l’argent de poche. Des prétextes plausibles. Mais des prétextes, quand même. Marie, si tu te reconnais….