J’ai su de suite que les chaussons rouge et or de Mlle Rachel me feraient voyager. Quant au long bijoux-serpent, aperçu lui aussi dans une vitrine de l’exposition « Théâtres romantiques » au Musée de la vie romantique à Paris, il m’a hypnotisée.link
De minuscules chaussons de théâtre aux galons brodés de frises grecques, il suffit de peu pour se représenter Rachel Félix, pour imaginer ses chevilles graciles. Son premier rôle fut celui de Camille, dans Horace de Corneille. Et même si elle ne portait pas encore ces petits souliers, je la vois. Comme surgie d’une lampe, tragédienne de génie, sublime. Sa démarche et ses pas sont vifs spontanés. Son allant, son charme, instinctifs. Maigre, et comme envoûtée par son personnage, elle subjugue les rangs de l’orchestre. Ils ne comportent que cinq spectateurs, ce 12 juin 1838, au Théâtre-Français. Plus tard le public se bousculera dans la salle. Rachel a dix-sept ans et la gloire fond sur elle. Le succès sur scène, les honneurs à la ville.
Je découvre son portrait dans le rôle de Phèdre par Frédéric O’Connell, je sais qu’elle vient à moi et qu’elle m’observe. Elle m’écoute, intercepte mes gestes, son froncement de sourcils répond au mien. Elle construit son jeu en me détaillant. Je lui parle, elle se retranche derrière les plis de son voile, sonde mon âme. Sa main pâle se porte à son cou. Bien que le serpent n’y soit pas, je l’y place parce que je l’ai sous les yeux, lui, et qu’ainsi Rachel est vivante, pour moi. Je perçois la lueur, la flamme, le génie. Les yeux scintillent, les cheveux sombres encadrent un front blême. Elle me sait réceptive, attentive.
Alors elle m’oublie, comme elle oublie les spectateurs venus l’entendre au théâtre. Elle déclame du Racine pour elle-même, elle n’a pas à impressionner mais à exprimer son art. Ses soliloques, sa diction, sont justes, nets. La voix est naturelle. Elle peut se rendre acerbe, incisive. Cette fois elle a la douceur du velours.
« Je ne l’ai point embrassé d’aujourd’hui ».
Elle murmure cela pour moi seule. Je l’entends, je le jure. Tout comme Isabelle Adjani dit « Le petit chat est mort », citant Molière. Mais Adjani, c’est en 1973. C’est actuel, c’est maintenant. Sa petite phrase est quelque part sur Youtube ou dans les documents de l’INA. link Elle n'incite pas au voyage de l'esprit. Elle n'a pas cette magie.
Sources : La vie Elégante, Anne Martin Fugier, Ed. Fayard ; Remarques générales sur le jeu de Mlle Rachel, S de Grabber, 1847.