Si j’oubliais un peu mes petits problèmes. Installée au chaud dans ma voiture j’attends que le feu passe au vert. J’écoute FIP, c’est la seule radio que je supporte car on n’y programme aucune publicité. Même si parfois le jazz est un peu trop là, même s’il me plairait que la java s’en aille, je préfère somnoler au volant plutôt que d’entendre louanger les magasins BUT. Car attendre au carrefour c’est piaffer d’impatience ou mollir gentiment, selon le moment de la journée et la course qui nous attend. C’est regarder l’heure, fouiller son sac, téléphoner en bluetooth, se pincer les joues devant le rétro ou se colorer les lèvres. C’est abaisser la vitre, allumer une cigarette ou l’éteindre, cracher de la fumée au dehors. C’est regarder les autres alignés dans la file, sourire ou tourner la tête, les yeux dans le vague.
C’est aussi voir venir à soi ces malheureux qui bravent le temps, le vent. Seuls et sales le plus souvent, ils tendent une main calleuse dessous des vêtements froissés, supplient, ne parlent pas français. Jeunes ou vieux, ils sont gris, ridés, plissés. Semblent flotter sur la misère qui les dépasse, s’étale à côté d’eux, nous frôle et nous apeure. Nous culpabilise. Le feu passe et nous démarrons, vite avant le malaise, l’effroi, le choc des regards.
Dans le rétroviseur, j’aperçois cet enfant, de dos, en anorak aux motifs de treillis qui danse en marchant, une main dans celle de son père. Il claudique en réalité et dodeline de la tête. Il cautionne la mendicité, il est là pour faire misère, pour faire la guerre aux sentiments. Lui et les siens n’ont pas d’autre choix.