Elle a quatre-vingt ans et lui quatre -vingt-trois. Et c’est tout, je l’annonce comme ça au départ, mais oubliez, ça n’a aucune importance. Au troisième verre de whisky pour lui, et après un petit muscat pour elle, les années s’envolent. Ils évoquent d’abord leurs petites misères actuelles, pour elle de l’asthme et de l’insomnie. Pour lui, un cœur qui s’emballe parfois et sa prochaine opération des phalanges. C’est une mise en bouche, un truc pour nous endormir et nous faire croire qu’ils sont vieux. Ils espèrent qu’au troisième verre, nous serons détendus, et puisqu’ils auront perdu trente ans, nous saurons nous comporter en ados facétieux du haut de nos cinquante printemps.
Alors ils nous assènent leur voyage par le transsibérien en 81 avant de rejoindre Kyoto. Les cinq fuseaux horaires traversés en une semaine, avec pour conséquence d’arriver toujours en retard au wagon restaurant, quand il ne restait plus rien à manger. Ils évoquent les voyages en classe molle à préférer aux classes dures au milieu des russes et de leurs pots d’aisance. Et ils rient aux éclats, rougissent, alcool et asthme aidant. Puis ils se taquinent, je t’ai dit que c’était avant d’arriver à la frontière. Mais non tu te trompes c’est après. Oh et puis, pense ce que tu veux, je me tais. Ensuite ils évoquent Bangkok et ses marchés flottants, Bali et ses rizières, Tonkin et ses… Lui a un petit œil coquin, il y a prescription, c’était avant que je la rencontre. Et tout y passe, Alger, Francfort, Vienne, Cork…
Et hop, elle repart en 55 quand elle accouché de sa fille, en même temps que Gréco affirme-t-elle. Evoque sa deuxième grossesse puis la naissance du fils. Comme si c’était hier, comme si elle sortait tout juste de la maternité. Lui reparle de l’Indochine avec la voix de ses dix-neuf ans.
Et hop, on passe à hier, quand les cousins de Paris sont venus pour le déjeuner, puis le petit-fils et sa femme avec leurs enfants pour le goûter. Et avant-hier, ils attendaient leur gendre à midi avec son fils, mais la petite -fille est arrivée à l’improviste avec une copine. Alors on ajouté une rallonge, fait cuire des pâtes. Et l’autre petit-fils s’est invité, on a placé une chaise supplémentaire, et augmenté la ration de pâtes. Nouvel éclat de rires, elle se lève va chercher ses photos du réveillon, celle-ci regarde, je porte une perruque violette et C. a la banane d’Elvis. Elle repart, j’ai fait des toasts avec de la tapenade, mais non c’est rien, mangez !
Tout à coup elle s’arrête. Ils nous regardent tous les deux. Silence. Oh vous avez l’air fatigués. On ne veut pas vous chasser mais, vous avez sommeil. Alors, vous reviendrez ! C’est dommage, nous aurions dû vous inviter pour un vrai repas, demain midi, ça vous va ?
Ils n’auront jamais quatre-vingt ans, mais la cinquantaine s’agrippe à nous en une reptation subtile. Quoique, en sortant de chez eux… Si on allait en boîte ?