Je publie un texte que vous trouverez peut-être long, mais j’avais envie de vous faire partager une petite page historique et culturelle du Maroc à l’époque de l’Indépendance, au travers des lettres que mon père, professeur au lycée Al Khawarizmi de Casa, envoyait à ma mère restée à Paris.
4 juillet 1957
Depuis mon retour, j’ai trouvé des changements dans notre quartier. La route qui passe devant chez nous est terminée. Beaucoup de nouvelles constructions, mais ce ne sont que les marocains qui construisent. Les européens continuent à partir mais il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte car je me suis aperçu qu’il y a encore pas mal de français. Certes de nombreux magasins et usines ont fermé. La vie a sensiblement augmenté mais le calme est rétabli. Les européens qui auparavant se montraient hargneux ne sont plus que grands sourires, j’en reste sidéré. Comme l’indépendance les a subitement changés ! Seuls les fonctionnaires, policiers, postiers, douaniers ont été mis à la disposition de l’ambassade. Pour l’enseignement le gouvernement nous a proposé des contrats de un à cinq ans. Rien n’est encore établi car il règne dans tous les services administratifs une pagaille monstre, c’est à qui s’en foutra le plus. Les français ne veulent plus prendre de responsabilités et les marocains ne sont pas encore à la hauteur. A vrai dire nous ne sommes pas plus avancés qu’il y a un an. Ce qu’il y a de sûr c’est qu’il ne faut pas compter faire carrière au Maroc, nous en avons pour quatre cinq ans maximum, pour les fonctionnaires s’entend. Ces fameux contrats ne garantissent pas grand-chose surtout du point de vue social. Je serai obligé de signer comme tout le monde mais pour un an renouvelable chaque année.
Mardi 9 juillet.
C’est la grand fête au Maroc : la fête de l’Aïd El Kébir (Fête du mouton). Ce matin nous avons entendu de chez nous la prière rituelle dite en plein air par plus de vingt mille arabes. Ensuite il y a eu la cérémonie du sacrifice qui consiste à égorger un mouton devant le mur des immolations. Cette cérémonie a lieu en plein air à peu près à huit cent mètres de chez nous. Le grand prêtre exécute le mouton qui est aussitôt transportée en voiture à la demeure du Pacha (environ 1Km 500). Si la bête arrive vivante c’est un présage de bonne année et alors retentissent les 21 coups de canon qui annoncent aux fidèles la bonne nouvelle et marquent aussi le commencement des manifestations populaires. Les fameux 21 coups de canon retentissent chaque année ce qui n’entraîne pas que les années soient meilleures pour cela.
11 juillet
16H15 … Tiens me voilà, vois-tu je n’ai pas été trop long. Il fait si bon être près de toi, alors continuons notre petit bavardage. Ici la température a un peu augmenté, 29° à Casa, mais c’est très supportable car il y a une brise fraîche. Par contre dans les villes de l’intérieur, il fait très chaud Fès 44°, Marrakech 40, Kouribga 41, Tadla 42…
2 août
J’ai lu sur le journal aujourd’hui que la sécurité sociale va être instituée pour les français du Maroc. Cela arrangera pas mal de salariés et qui sait, tu pourras te faire muter à Casa. Peut-être as-tu déjà entendu parler de cette nouvelle.
10 août 1957
Mardi c’était fête au Maroc pour l’Achoura : jour de l’an marocain. Pour nous c’était un jour ordinaire, les deux communautés vivent complètement séparées, d’autant qu’il s’agit de fête religieuse. Aujourd’hui c’est l’anniversaire de notre « Auguste Souverain », il a 48 ans, des festivités strictement familiales sont prévues dans sa résidence d’été qui se trouve à Walidia, petite localité estivale située à quelques kilomètres de Mazagan. Son fils, SAR Moulay, Hassan organise dans sa maison particulière qui se trouve pas loin de chez nous, une réception en l’honneur de son père. Depuis l’indépendance, les marocains ne ratent pas une occasion de fêter les anniversaires en grande pompe, mais les caisses de l’état sont vides. Chez nous les français, il y a une sacrée pagaille dans la sphère administrative. Je n’ai pas touché ma solde de juillet.
14 août 1957
Demain 15 Août, nous irons certainement à la messe, et l’après-midi au port voir les régates. Ici comme partout où il y a un port, on organise des fêtes à l’occasion de la fête de la mer, promenades en bateau, régates, bals, feux d’artifice. Le soir une procession parcourt les rues d’un quartier de la ville. Tous les arabes sont de sortie ce jour-là. Curieux ils se massent et regardent hébétés ce qui se passe. A présent ils ne se gênent plus, ils rentrent dans les églises par simple curiosité. L’indépendance leur donne de l’audace.
21 août 1957
Je ne vais à aucun spectacle. Il faut dire que ce n’est pas la saison. En ce moment tout le monde est à la plage ou en vacances en France, ou rentré définitivement.
J’ai reçu ce matin une lettre express de Rabat m’informant que j’avais à adhérer au protocole annexe de la convention culturelle franco marocaine. Je suis donc mis à la disposition du gouvernement marocain et lié par un contrat de deux ans renouvelables.
24 août
Je te joins deux cartes postales pour que tu aies une idée des rues et des maisons ici. C’est la place de France, le centre de la ville où sont rassemblés tous les autobus, c’est loin de valoir l’organisation parisienne ! Au premier plan il y a des marocains et des marocaines en costume du pays. Depuis qu’ils sont indépendants, ils circulent partout. Autrefois, ils restaient dans leurs quartiers en Médina.
29 août
Le soleil ne cesse de briller dans le ciel bleu et la température se maintient aux environs de 25°. A présent Casa commence à s’animer, les gens sont rentrés de congé. La rentrée scolaire aussi approche à grands pas et déjà on se demande ce qu’elle sera. De nombreux enseignants sont partis laissant un grand nombre de postes vacants. D’autre part l’effectif des élèves marocains augmente chaque année, il est très probable que nous ayons du boulot sur la planche.
11 septembre
Merci ma chérie de ta proposition de m’envoyer des journaux de France. C’est inutile nous avons tous les journaux du jour. Je peux lire en même temps que toi, le Figaro, France soir, l’Aurore et le Monde. La poste aérienne est rapide : 4h 30 de Paris. Chaque semaine comme à Paris j’achète « arts et spectacles ». Je sais ainsi tout ce qui se passe dans la capitale. Mais dis donc Casa n’est pas un trou perdu, c’est un petit Paris au 1 /50000. PS : j’ai adoré le disque de Raymond Devos que tu m’as conseillé avec : La Mer et A Caen les vacances.
25 septembre
Un camarade de promotion m’a rendu visite. Il est à Casa pour faire ses adieux car il rentre définitivement en France dans un collège technique du sud-ouest. Les départs se poursuivent à un rythme soutenu. Cette rentrée s’annonce difficile car il y aura beaucoup de travail ; plus de 750 000 élèves scolarisés. Les classes sont surchargées. Le journal local rassure les parents d’élèves en disant que tous les postes vacants ont été pourvus, qu’il n’y aura pas de crise de professeurs. Cela est très possible mais la qualité de l’enseignement en souffrira étant donné la médiocre qualité des derniers recrutements. Et en ce qui me concerne je ne veux pas me tuer au boulot.
1 octobre 1957
Un petit mot avant de m’endormir pour te dire ce qu’a été cette première journée scolaire. J’avais hâte de retrouver mes collègues. Ce premier jour nous avons affecté les élèves dans les différentes sections. L’école, une des plus importantes de Casa, ne compte pas moins de 1000 élèves. Elle était assaillie par une meute de gosses de tous âges variant de 5 à 18 ans. Inutile de te dire si nous avons eu du travail : distribution de fournitures scolaires, relevé des noms des élèves des différentes sections, affectation aux différents ateliers, remaniements dans la liste des inscrits etc…
Pour le moment j’ai à m’occuper des « 3ème année électricien », c’est-à-dire les élèves préparant le CAP. J’en ai 15 et je crois que j’arriverai en m’en tirer sans trop d’encombres. Nous sommes deux à nous occuper de la section électricien. Un nouveau titulaire qui vient de terminer son stage et moi. Le travail partagé permet de commencer dans de bonnes conditions. Cette année s’annonce sous de bons hospices.
Dimanche 6 octobre
Je crois qu’à Paris la saison théâtrale va bientôt commencer, tu pourras te divertir un peu, voir des pièces intéressantes. Ici aussi la saison est bien remplie, on joue des pièces qui ont été jouées à Paris telles que : Requiem pour une nonne, Thé et sympathie, Ne faites pas l’enfant. Il y aura également du Music- Hall : Roger Pierre et Jean Marc Thibault. J’espère pouvoir aller à certaines de ces représentations.
23 octobre 1957
Tes impressions sur le dernier Clouzot « Les espions » correspondent aux critiques que j’avais lues sur un « arts et spectacles ». En effet de la part d’un tel metteur en scène le spectacle est quelconque et déçoit. Dimanche nous avons vu « Porte des Lilas » avec Brassens, Dany Carrel, Bussières, Annette Poivre. Le film nous a plu. Les séquences sont excellentes, bien interprétées par des acteurs de renom. Brassens lui n’a qu’un rôle secondaire, il semble n’exister que par ses chansons. Par contre Brasseur selon son habitude est le grand chef de file, le point de mire d’où rayonne toute l’action. En somme, une production raisonnable qui m’a fait passer quelques heures agréables dans ce Paris enchanteur.
En ce moment se prépare en grande pompe, le circuit automobile international qui aura lui à Casa avec la participation de grands cracks mondiaux tels que Fangio, Moss, Behra, Maurice Trintignant… Il y aura plus de 70 000 spectateurs, le prix des places varie de 300 à 5000 francs. Dimanche, ce sera journée populaire.
4 novembre 1957
Les fêtes de la Toussaint se sont passées sans éclat. Tout d’abord parce que les traditions se perdent et maintenant nous sommes dans un pays étranger où les manifestations sont réduites du fait de certaines dates, ainsi le premier novembre est l’anniversaire de la rébellion algérienne.
30 novembre 1957
On ne s’est pas aperçu de la sainte Catherine, dans notre profession nous avons d’autres chats à fouetter. Peut-être que dans le privé…Nous sommes retirés de la ville et ignorons ce qui s’y passe. On sent venir Noël à grands pas. Les magasins sont pleins de monde, aux Galeries Lafayette, les vitrines remplies de jouets animés attirent et retiennent petits et grands, ce qui a pour effet de créer de sacrés embouteillages.
5 décembre 1957
Depuis quelques jours nous participons à l’opération "yeux". Chaque année le service de santé organise une campagne contre la maladie des yeux, en particulier le trachome très fréquent chez les marocains. Nous badigeonnons deux fois par jour les yeux de nos élèves avec de la pommade à l’auréomycine. Ce n’est pas un travail très plaisant et il demande une propreté rigoureuse.
16 janvier 1958
Cette année scolaire n’est pas très agréable pour le personnel enseignant, on sent qu’il manque quelque chose, le cœur n’y est pas. Il est évident que lorsqu’on reste trois mois sans être payé ça donne à réfléchir. De nombreux instituteurs de France ont répondu comme un seul homme aux propositions du gouvernement marocain et n’ont jusqu’à présent pas touché un centime de leur traitement et de leurs frais de voyage. Ils en sont à mendier, le mot n’est pas trop fort, auprès de collègues pour au moins assurer leur existence et celle de leurs familles. Quant à payer les heures supplémentaires…Dans quelque temps la vie au Maroc deviendra intenable. On y reste tout de même car on a moins de dépenses qu’en France et on s’est habitué, le soleil est notre allié de toujours. Mais il est vexant de voir qu’on nous a promis plus de beurre que de pain.
J’arrête là, il me semble avoir restitué une ambiance, une époque, des souvenirs. J’espère ne pas vous avoir trop ennuyés.