Consigne 12: écriture sur image.
C’était la vue que j’avais depuis sa chambre à l’hôpital, quand je lui rendais visite. Les bateaux sur la Garonne, les arches des ponts et le quai de Tounis dans cette lumière ocre et rosée si particulière à Toulouse. Il lui restait sept mois d’une vie déclinante, rythmée par mes visites hebdomadaires. Elle réclamait une description détaillée du dehors à chacun de mes passages. Pour vivre les saisons, pour observer l’horizon. Ainsi elle oubliait que sa vision n’allait pas au-delà des barres métalliques de son lit, qu’elle ne pouvait plus marcher, qu’elle ne savait ni le jour, ni l’heure.
Je n’étais pas toujours d’humeur. Il pleuvait au mois de mars, le ciel était gris, une pellicule blanchâtre recouvrait le fleuve et mon coeur partait en vrille. J’évoquais un soleil tiède et des amoureux blottis dessous. Autant pour moi que pour elle. Elle n’était pas sotte et pas encore tout à fait déconnectée. Elle trouvait bizarre que le ciel charrie de gros nuages gris. Alors je mentais. Ta chambre est à l’ombre je disais, c’est normal, tu ne vois rien. D’ailleurs c’est pour ça que tu me demandes de te décrire. Elle avait un petit rire perdu et recrachait la purée que j’essayais de lui enfourner à tout prix.
En avril et mai, la chaleur entrait dans la chambre et par la fenêtre ouverte, elle entendait des voix, des bruits de pas. Je jurerais qu’elle écoutait glisser les péniches, qu’elle s’imaginait à bord, sur le pont, qu’elle se penchait afin d’apercevoir leur reflet dans l’eau. Car elle plaisantait quand je poussais son chariot à travers les couloirs, en direction des salles de radiothérapie. Elle disait, souquez moussaillon, gardez le cap. Et son petit crâne à la chevelure clairsemée dodelinait gravement.
En juin elle me réclama son livre de comptes. Je veux savoir ce qui me reste, j’espère que tu ne te sers pas au passage, dis moi…. Elle posait un regard vague sur les chiffres, tournait les pages puis refermait le livre. Elle suppliait, dis moi plutôt ce que tu vois sur l’eau, est-ce que tu entends les clapotis. Y a-t-il du monde sur les pelouses, sur les berges ? Je parlais de la couleur de « Garonne », d’un vert tendre obscurcit par des détritus, le long des quais. J’évoquais le ruban sinueux du fleuve et le calme, l’apaisement que ça déclenchait en moi, de le suivre des yeux. Lentement. Son visage s’éclairait, irradiait.
Juillet et août furent difficiles. Elle dormait beaucoup, avait le sommeil agité. Je remontais ses couvertures sous le menton, replaçais un bras, une jambe qui s’en échappaient. Puis je retournais à la fenêtre, remplissais mes yeux d’images pour les lui restituer à son réveil. Tu vois quoi, c’étaient ses premiers mots. Je parlais du vent, des arbres dont les feuilles luisaient au soleil et posaient des perles dans l’eau comme des bijoux. Alors elle réclamait ses boucles d’oreille, se lassait, demandait sa jupe bleue puis la jaune et se rendormait épuisée.
Septembre fut son dernier mois. Elle avait tout le temps froid, ses jambes la faisaient souffrir atrocement. Elle demanda à voir, de ses yeux. Qu’on lui trouve un fauteuil, qu’on le hausse à la hauteur de la fenêtre ouverte. Qu’on lui passe un manteau, qu’on la couvre d’un châle, qu’on s’exécute. Et je l’ai regardée remplir ses poumons, écarquiller les yeux, lever les mains en les agitant comme pour dire au revoir. Elle s’était tassée soudainement, une péniche s’éloignait au loin. Pensait-elle au long voyage qui l’attendait ?
A son départ, j’ai acheté une carte postale avec un pont, des arches, un bateau filant sur une eau multicolore. J’avais décidé qu’elle l’emporterait avec elle. Je l’ai placée entre ses doigts croisés sur sa poitrine.