Elle se marie !
Je l’ai perdue de vue depuis un moment déjà, deux ans peut-être, et aujourd’hui elle se marie. Comme le temps a passé ! Je me demande qui est l’heureux élu. A-t-il a su calmer le typhon qui tourbillonnait en tous sens, canaliser ses élans, ses extravagances ?
Je suis ravie, je relis le faire part, la noce a lieu dans quinze jours. Il était temps qu’elle me prévienne ! Comment vais-je m’habiller pour lui faire honneur ? Si je l’appelais ? Ce n’est pas une bonne idée, entre les faire part et l’essayage de sa robe, elle doit être débordée.
Nous nous étions connues au lycée Gladys et moi. Elle m’avait invitée à passer les vacances de Pâques dans sa maison de campagne. Nous n’étions même pas amies dans la classe mais j’avais dit oui, je n’avais pas hésité. Comme Gladys, je fonctionnais à l’instinct, à l’instant. Aujourd’hui d’ailleurs, ce faire part tombé du ciel, n’est-ce pas délicieux, spontané ?
C’avait été ma première fois. Premières vacances sans les parents, sans adultes et loin de Paris. Nous nous étions rendues à Port-de-Piles, un village dans la Creuse. La maison se trouvait dans la rue principale. Tout de suite les voisins surent que nous étions là. Et nous sympathisâmes avec deux jeunes gens de notre âge. C’était l’époque des flirts sans importance, des soirées à discuter jusqu’à plus d’heure. Et nous avons gardé cette habitude au fil du temps, papoter, dégoiser, ricaner.
Nous avions des fous rires pour rien, organisions des batailles d’oreillers dans le lit immense et moelleux de ses grands parents. Quand je pense à ces balades à vélo dans la fraîcheur du matin, nos doigts gelés sur le guidon. Nous avions l’air de poupées aux joues rougies par le givre, à la tête farcie de contes de fée. Organisions des fêtes, dansions la tête posée sur l’épaule de l’autre, pour exciter les garçons. Nous envisagions l’avenir avec légèreté et jouions aux grandes personnes, dans les autos tamponneuses, à la fête foraine.
Je vais lui offrir ce CD que nous écoutions en boucle et qui égayait nos soirées. S’en souvient-elle ? Ce sera mon bouquet de nostalgie pour la mariée. Est-il encore dans le commerce ? Oh, je verrais, bien !
A vingt-deux ans, nous avions perdu quelques illusions et acquis des souvenirs communs. J’habitais toujours chez mes parents car je poursuivais mes études, mais elle était indépendante et avait son studio. Je la rejoignais le week-end, de temps en temps. Nos éclats de rires évoquaient le passé, elle parlait de son travail, je l’ennuyais un peu avec mes études. J’ai appris qu’elle travaille aujourd’hui dans un laboratoire d’analyses médicales. Elle a un poste d’encadrement. Elle a dû retourner à l’université, abandonnant momentanément ses idées d’indépendance. Dire que j’ai gardé un de ces pamphlets délirants qu’elle écrivait contre les bourgeois, sur la nappe en papier d’un restaurant auvergnat, en bas de chez elle ! Si je le lui apportais?
Les garçons faisaient épisodiquement irruption dans nos vies. Nous restions alors quelque temps sans nous voir, nous appeler, nous confier l’une à l’autre. Et comme ce n’était jamais le bon, nous nous retrouvions à la terrasse d’un café. L’air un peu triste, perdu, blasé. Et pour finir, nous pouffions, à notre habitude. Je suis certaine que nos retrouvailles se feront dans un fou rire, elle, moi et nos chéris.
Le premier chagrin d’amour qui fait qu’on veuille mourir là tout de suite, nous le connûmes à vingt cinq ans, ensemble toutes les deux. On m’avait laissée tomber au bout de deux ans d’une folle passion, elle venait de quitter celui qui ne la menait nulle part. Nous avions bien sûr décidé de sortir pour ne pas remâcher nos misères. Nous avions choisi une crêperie et n’avions pas lésiné sur le cidre. Se noiera-t-elle dans les bulles et le champagne, cette fois ? Verserons-nous une larme sur nos erreurs passées ?
Aujourd’hui j’assiste à son mariage ! Voilà, à vingt huit ans, chacune de nous est casée. Moi je vis avec Gérard, dans huit mois bébé sera là, et elle a enfin trouvé l’âme sœur. J’ai hâte de la revoir. Le carton disait d’arriver tôt, à son appartement, avant le départ pour l’église. Mon doigt tremble sur la sonnette. Retrouver nos dix huit ans, son sourire, ses fossettes, les ressorts de ses cheveux rouge foncé pris dans un voile immaculé. La porte s’ouvre sur un visage radieux, illuminé… qui s’éteint tout à coup. Elle a un mouvement de recul, une seconde d’étonnement. Elle balbutie :
- Ah c’est toi ! Qu’est ce que tu fais là, Qui t’a prévenue ?
La porte claque, est-ce moi qui l’ai refermée ? De colère ou de chagrin ? Je dévale les escaliers, revois Gladys, et sa sœur en retrait derrière elle. Je dévale les escaliers, sa sœur qui avait l’air fautif, le dos courbé. Je dévale les escaliers, l’invitation, c’était elle. Elle avait dû penser, il faut prévenir Marie, une si vieille amie ! Elle m’avait fait parvenir l’imprimé, n’en avait sans doute pas parlé à Gladys. C’avait été un geste de dernière minute, timide, hésitant. Demander pardon. Pardon pour l’oubli, pour l’indifférence. Pardonne à ma sœur, cette ingrate, semblait-elle implorer.
Elle avait eu des égards pour rien. Elle aurait pu économiser du papier et du temps. La traîne de la mariée avait balayé le passé. Je réalise que l’amitié peut s’effacer. Il n’est pas nécessaire de trahir ou de décevoir. L’amitié dans certains cas c’est comme l’amour, comme la vie, ça passe.