La mienne était petite et frêle, elle courait tout le temps. Le matin, c’est à peine si elle chaussait ses lunettes pour parcourir le journal tout en mangeant ses tartines. Elle assemblait ses cheveux blancs et frisés dans un chignon serré, passait le balai dans le salon puis précipitait les poussières dans l’escalier menant à la cave. Gare à qui s’y aventurait à ce moment-là, le risque c’était une pluie de miettes de pain ou d’épluchures sur la tête !
Elle allumait la radio dans la cuisine et s’arrangeait pour que le bruit des casseroles couvre la voix des animateurs. Sauf pour le jeu des Mille Francs de Lucien Jeunesse. Je n’ai jamais compris pourquoi, durant ce jeu, poêles et cuillères, fouets et plats se taisaient. Personne ne devait franchir le seuil de la pièce quand elle s’y trouvait. Elle pendait un petit tablier bleu à son cou et l’accrochait derrière le dos. C’était sa tenue de capitaine et elle pilotait seule. Je l’apercevais depuis le jardin, sa silhouette virevoltait de la table vers la gazinière, mécanique et sèche comme une marionnette dans les spectacles de Guignol. Quand le repas était prêt, elle rameutait ses troupes, mais elle ne devait pas se répéter sinon elle laissait tout en plan et allait de se coucher. Nous rappliquions affamés et dociles.
L’après-midi, c’était la sieste. Elle s’allongeait durant une heure et somnolait tout en élucidant des mots-croisés à moins que ce ne fût le contraire. Puis elle se levait d’un seul coup, droite et raide, comme téléguidée. Elle m’appelait :
- Joséphine !
Ca lui plaisait Joséphine, ça lui rappelait l’Impératrice qui était née dans son île, bien qu’elle n’aimât pas beaucoup cette esclavagiste. Mais j’étais sa Joséphine, sa Princesse, son Impératrice. Je lui préparais son goûter, un thé parfumé à la menthe du jardin et une madeleine. C’était un moment privilégié, elle me racontait son enfance, les îles, l’arrivée en Métropole, la guerre de 14 et le grand-père. Ses yeux délavés par le grand âge prenaient alors des couleurs. Ses mains déformées par l’arthrose se posaient sur mes cuisses et elle disait :
- Profite de ta jeunesse, tu sais, à mon âge, on n’attend rien !
Elle est partie un soir d’avril 1985, elle avait 89 ans. Son pas vif, ses yeux espiègles, sa tendresse un peu rude me manquent. Aujourd’hui c’est ta fête « Mémé », je pense à toi.