Voici ma participation au sujet de la quinzaine de Miletune, d' après un tableau de Nils Dardel
INCANDESCENCE
Au premier coup d’œil, cela me parut un détail. Mr et Mme S. habitaient une villa dans les hauteurs du XIXème arrondissement de Paris. Une de ces belles qui embaument le lilas et les glycines. Qui cachent leurs rides, leurs rhumatismes et leurs petits vieux au pas hésitant. Depuis le seuil, dans l’entrée on apercevait le tableau sur le mur devant soi. C’était instinctif, on se hissait sur la pointe des pieds, on se poussait de côté, on regardait sous le bras du propriétaire qui se tenait sur le pas de la porte. Mr S. ne s’étonnait plus. Il me regarda onduler, comme tous les serpents qui lui rendaient visite. Puis il s’écarta, tenta de soulever le sac que je portais. Et accepta que je le porte à l’étage. Je marquai un arrêt devant ce portrait de famille aussi insolite qu’un rossignol s’époumonant dans le château de la belle au bois dormant. Il habitait le mur, le papier autour était fin, plissé et délavé comme si quelqu’un l’avait léché. Les murs prenaient la poussière, une araignée étalait son talent d’artiste. Mais sa toile s’arrêtait au-dessus du cadre. Car l’oeuvre rutilait. On entretenait les couleurs et le vernis.
Je ne saurai dire quel personnage m’intriguait le plus. Le père, imposant, barbu, me fixait méchamment comme pour m’anéantir. Je réalisai que sa chemise rouge m’avait suggéré l’image du rossignol. Ce qui me le rendit sympathique. Il n’était pas menaçant, tout compte fait, mais protecteur. Ses enfants l’aimaient, ils formaient une chaîne à son bras. Un courant d’électricité continue qui partait de la fillette au nœud sage vers l’adolescent fier, adorateur. Les jeunes enfants au premier plan constituant un fil conducteur.
- Il vous plaît? demanda Mr S.
- Beaucoup, répondis-je.
Mme S. à l’étage eut un gémissement qui effaça le sourire à ses lèvres.
- Permettez, dit-il, en grimpant les marches avec difficulté. Posez ça dans l’entrée. L’infirmière va arriver.
Mais je le suivis dans la pénombre. Les volets étaient fermés, une odeur d’éther et d’urine imbibait le salon. Des cartons de médicaments s’entassaient sous la table basse.
- Voilà, vous pouvez-vous débarrasser. Je reviens, excusez-moi, ma femme vous comprenez…
Depuis le haut de l’escalier, je ne pus m’empêcher de me retourner, comme aimantée par la toile. Je ne distinguais plus les visages, uniquement des touches de couleurs, bleu, vert, violet, jaune. Comme si l’on avait posé un arc-en-ciel sur le mur. Comme si la lumière me jouait un tour. Mes yeux s’habituaient à l’obscurité qui finit par me sembler indispensable. Cette maison dépendait des ombres et du tableau. Il était la source d’énergie. Il était les rires, les chants, les rondes et les comptines. Il était la famille, l’avenir, la chaleur et l’amour. Il était la vie.
- Je vous raccompagne, dit M. S en me rejoignant. Attention au tableau en descendant, le couloir est si petit que parfois on le heurte de l’épaule. Et j’y tiens vous savez. C’est un cadeau de ma belle-fille. Elle a peint les membres de sa famille. Juste avant l’accident….
La voix chevrotait, et la main tremblait. Pourtant l’œil happé par la toile avait l’incandescence d’une braise.